Chronique littéraire: l’Opulor de Franck Soleillant, un voyage au coeur de la Tragédie Kamerunaise

Dr Franklin Nyamsi Wa Kamerun Wa Afrika

J’ai lu un alchimiste. Il raconte, comme tous ses subtils prédécesseurs, la difficile transformation de la boue en or, de la souffrance en espérance. Opulor, n’est-ce pas à la fois l’Opus (l’œuvre en latin), L’Or (symbole de lumière et de puissance), mais aussi la tentation de l’opulence, dans un monde dominé par le veau d’or ? Tout est possible, à partir du titre du roman. C’est à chacun de choisir sa voie. Franck Soleillant est un voyageur du sens, au sens propre et au sens figuré, épris de vie concrète et de littérature. Ses racines nord-africaines et françaises se sont enrichies d’une enfance au cœur de l’Afrique profonde, dans la forêt équatoriale et dans les villes chaudes et humides du sud-Cameroun. Son roman, Opulor, est une plongée dans le monde réel et dans l’imaginaire de deux mondes qui se côtoient sans forcément s’entendre sur la terre. Celui des humanitaristes occidentaux et celui des damnés de la terre d’Afrique. Deux mondes qui ne se comprennent pas nécessairement, eux-mêmes, ce qui aggrave leurs crises. L’un à Paris, l’autre au sud-Cameroun, autour de la bourgade de Somalomo, dans la réserve naturelle hyper-convoitée du fleuve Dja.

L’auteur écrit dans une langue française à la fois exigeante et ouverte à l’aventure francophone des maux et des mots. Dans le style de Soleillant, on sent la présence de toutes ses influences littéraires. On y trouve autant l’acuité naturaliste d’un Emile Zola dans Germinal que l’humour africain d’un Ferdinand Oyono dans le Vieux nègre et sa médaille. D’un point de vue narratif, Franck Soleillant réussit une vraie prouesse d’écriture, tout au long des 19 chapitres et des 207 pages de son roman. On pourrait penser qu’il nous écrit deux romans distincts en un seul, notamment lorsqu’à partir du chapitre 8, on bascule sans préparation aucune de l’histoire d’un groupe associatif humanitaire parisien, à celle d’un équipage de dangereux braconniers camerounais.

Mais Soleillant a bien pensé son coup de technique littéraire. Il entrecroise en fait deux narrations, un peu comme deux fleuves qui se conjoignent plus tard en un seul et coulent ensemble vers la même embouchure océanique, celle du Wouri à Douala, où se déroule l’émouvante scène finale du roman, avec la mort tragique de Thomas, le pauvre père de famille issu d’une union Bassa-Pygmée, qui se fait éliminer par la mafia des braconniers de Yaoundé, qui l’avait auparavant attiré dans son milieu par l’appât du gain facile. Yaoundé, la capitale politique braconnière, et Douala, la capitale économique anciennement appelée Cameroon-Town, Kamerun-Stadt, l’éternelle résistante ouverte sur l’Océan atlantique, s’affrontent subtilement dans le récit, à l’insu peut-être de l’écrivain lui-même.

La première narration du roman, comme son premier fleuve, part de la vie d’une femme sevrée d’amour et hantée par la mort au fil de sa chosification sexuelle par les mâles, à Paris. Evelyne tord heureusement le cou à la mort en s’engageant dans l’animation d’une société de défense des animaux. Franck Soleillant profite de cette aventure humanitaire d’Evelyne pour nous décrire le malentendu humanitaire au cœur de l’Occident, entre les écolos des villes et ceux des campagnes, tous fanstasmant leur rapport à la nature au lieu d’en assumer les contraintes et les limites évidentes.

En ville, on se proclame écolo à peu de frais, la nature étant simplement un dessert du quotidien. En campagne, on revendique une écologie pourtant captive de terres industrialisées, possédées par des oligarques financiers, soumises à la surenchère du monde mercantiliste. Et ce sont ces attitudes contradictoires que représentent Apolline la bobo parisienne, Alexandre le fermier et Eugène le savant écologiste dans la première séquence. On assiste enfin, dans cette première séquence, à la mise en place d’une mission de l’association en Afrique, à la recherche d’une mascotte animale qui la rendrait encore plus apte à bénéficier des subventions humanitaires et de l’attention médiatique. Cette mascotte, ce sera, après moult débat houleux, un animal bouseux nommé Opulor, qu’on ira chercher, dans des conditions rocambolesques, au sud-Cameroun.

Le voyage de l’Association d’Evelyne, Eugène, Alexandre et Apolline au Cameroun offre l’occasion à Franck Soleillant de décrire ce pays d’Afrique centrale. Il nous en offre un tableau en deux contrastes. D’une part, une carte postale du Cameroun, fort connue des lecteurs de livres touristiques, comme une Afrique en miniature, en raison de la formidable diversité sociologique et géographique du pays, avec ses près de 300 entités ethnoculturelles entremêlées. Soleillant décrit minutieusement la luxuriante nature équatoriale du Cameroun, alternant entre contemplation poétique et description crue, parfois même effrayante, dans le style haletant du roman d’aventure qu’il nous offre.

Mais d’autre part, le Cameroun réel restitué dans ce roman est un enfer normalisé. L’état chaotique des routes, le bordel et la guerre quotidienne dans les transports bondés à craquer, la pauvreté de masse dans l’indifférence systématique du régime de Paul Biya, la corruption de la base au sommet de l’Etat, le culte effréné du profit immédiat, le pouvoir énorme de la sorcellerie dans les relations quotidiennes, la perte de l’identité culturelle profonde du pays sous l’usure de la domination coloniale, la violence d’Etat traduite par des forces de l’ordre davantage préoccupée par les pourboires que par l’incurie du pouvoir, tout y passe.

Une description singulière résume ce terrible tableau de la tragédie camerounaise, que j’ai pour ma part décrit dans mon essai politique de 2014[1], dans une langue purement conceptuelle. Voici comment Franck Soleillant croque le chaos camerounais à partir d’une traversée de Douala :

« La voiture traversa la ville, c’était l’anarchie. Des centaines de mobylettes allaient à gauche, à droite, se pliaient sous la charge de familles nombreuses, d’enfants, de matelas, d’immenses armoires, de canapés cinq places, des sacs énormes aux contenus incertains. A cette fourmilière motorisée, des camions chancelants aux chargements insensés écartaient ces insectes à deux roues à coups de klaxons, d’insultes en pidgin. « Yu maly pima !!! », entendait-on ; « dok for you !!! » rétorquaient les fourmis motorisées qui s’ouvraient paniquées devant les molosses en surcharge, bien décidés à ne pas freiner, certains d’imposer par leur taille leur statut autoproclamé de maître de la route.

Le taxi participait à ce chaos où la taille de l’engin motorisé faisait droit de passage ou non. Il y avait un code de la route au Cameroun, un petit livret qui se limitait à quinze pages, mais dans la pratique, seule la taille du véhicule, un klaxon puissant, le culot de son conducteur et sa faconde à débiter des injures en Pidjin permettaient de ne pas finir broyé dans cette folie routière. »[2]

Comment ne pas voir dans cette description réaliste du péril des routes camerounaises de ce temps, le portrait indirect du régime politique issu du néocolonialisme français et britannique qui dirige ce pays ? Comment ne pas voir dans le comportement des gros véhicules qui ne respectent rien, le comportement des gros bonnets de l’Etat néocolonial qui piétinent la loi et les gens de ce pays depuis les grands massacres de la guerre d’indépendance ? L’impolitesse légendaire des usagers Camerounais dans les transports n’est-elle pas tout simplement, comme leur excitation toute spéciale dans les bars, lupanars et stades, une manière de dériver et défoulées les souffrances accumulées et inassumées de l’Histoire nationale placée sous le triple signe de la violence d’Etat, de la misère organisée et du mensonge arrogant ?

L’auteur lui-même le suggère quand il constate : « L’ambiance était retombée d’un cran. La carte postale avait perdu de sa couleur. » ;

Ou plus tard, par la bouche de la femme de Thomas, le martyr final du roman : « Reviens sur terre, Thomas, tu es à Yaoundé et le piège de la mafia des braconniers est retombé s’est refermé sur toi. Tu pourras en sortir, çà oui, simplement tu seras mort. »[3]

La seconde narration du roman nous plonge dans une équipe de braconniers, dont le parrain affiche une vie de seigneur de la sape à Yaoundé. Sans foi ni loi, ces gens traquent le pangolin, les défenses d’éléphant, les peaux de panthères, et bien d’autres trophées animaux tant prisés à travers le monde, dans la forêt équatoriale. Prêts à tuer pour se faire du fric, les braconniers sont aussi prêts à s’entretuer, ce qui fait des réserves nationales du Cameroun et de toute l’Afrique équatoriale, des lieux de confrontations obscures et tragiques. Les braconniers braconnent, sont braconnés et se braconnent entre eux. Franck Soleillant décrit la folle équipée d’un pauvre hère, quelque peu idéaliste au départ, Thomas, dans cette compagnie funeste. Puis soudain, l’équipée criminelle des braconniers rejoint celle de l’expédition scientifique de l’association française pour le bouquet final du roman.

Les deux récits du roman se rejoignent dans un seul et même fleuve narratif, celui de l’incompréhension persistante entre les mondes de l’humanitaire occidental et ceux de la survie en Afrique sous domination despotique et néocoloniale. Un véritable dialogue de sourds dans le sang et le sacrifice des innocents happés par une tragédie qui les dépasse. Après l’hécatombe de l’équipage des braconniers, Thomas aidera les humanitaires qui l’ont recueilli à trouver l’Opulor qu’ils cherchaient, mais il sera lui-même traqué plus tard par les caïds du gang des braconniers de Yaoundé qui le retrouveront à Douala et l’exécuteront sans pitié. Ceux qui connaissent bien la logique des braconniers d’Etat du Cameroun savent que pour eux, « tant que Yaoundé respire, le Cameroun vit », selon la belle formule du despote Biya lors d’une charge contre l’opposition démocratique camerounaise des années 90. L’Opulor, retrouvé grâce à la fine connaissance de la forêt par le Bassa-Pygmée Thomas, ne servira finalement pas de mascotte à l’association des français une fois rentrés chez eux. On lui préférera un crocodile. Ce dernier choix de mascotte animale saurienne confirme la persistance de la voracité plus ou moins consciente de l’humanitarisme. Encore une passion inutile que Soleillant dénonce in fine : les finalités instrumentales du voyeurisme touristique occidental. Rien à voir avec les incantations désintéressées de certains grands prêtres médiatiques de la découverte touristique innocente qui pullulent dans les médias à sensations frelatées.

On pourrait se désoler de l’absence de happy-end dans cette chevauchée romanesque fantastique ? L’or symbolique est en réalité spirituel. C’est l’Opulor caché de l’œuvre qui se révèle alors comme un athanor d’alchimiste. La tragédie s’achève dans une scène d’amour et de purification sobre et profonde. Le récit nous conduit finalement à une prise de conscience plus forte du drame de peuples africains incompris et livrés à la soif diabolique de richesses d’un monde qu’ils ne comprennent pas non plus. L’espoir du Cameroun est confié à la conscience lucide et aimante de Monique, la femme de Thomas. Une conscience vierge de la corruption régnante mais consciente des défis à relever pour la juguler. Une mater dolorosa camerounaise, qui n’est pas sans nous rappeler une autre célèbre Monique, Monique Koumatekèl, de triste mémoire, morte abandonnée en pleine parturition à l’hôpital Laquintinie de Douala.

Le roman s’achève par une scène osirienne, christique. Le gisant, le sacrifié, Thomas – qui n’est pas sans nous rappeler Thomas Sankara – est humanisé par sa femme, jouant le rôle d’Isis, de Marie. La femme de Thomas, Monique, telle Antigone inhumant son frère Polynice dans la tragédie grecque, rassemble les restes épars de son mari et lui prépare un corps glorieux et immortel, parmi les martyrs du peuple camerounais en lutte, un peu comme Marthe Um Nyobè devant le corps profané du héros indépendantiste Ruben Um Nyobè, tué par l’armée coloniale française le 13 septembre 1958 dans cette même forêt équatoriale, aurait voulu le faire :

« Thomas se devait d’être présentable face à la mort. Elle ôta les vêtements du gisant, la chemise raidie par le sang, les chaussures, son pantalon élimé. Elle passa le gant humide sur le visage, le torse, les jambes, les pieds ; nettoya avec minutie chacune de ses mains que l’abattage des arbres avait rendues rugueuses comme l’écorce. L’ablution terminée, elle le rhabilla avec des vêtements propres, alla chercher sa fille qui jouait avec un bout de tissu, la serra contre elle, la main contre son petit cœur battant, le regard perdu […] Les deux hommes laissèrent à Monique un petit temps de recueillement, quelques secondes pour glisser à l’oreille de Thomas, « Je t’aime ».

Plus fort que la mort, l’amour gagne encore et sauve ainsi l’espérance dans cette scène de profonde charité. Lectrice, lecteur, à votre tour de découvrir à présent, ce roman que j’ai englouti en une soirée, et que je relirai encore, après avoir apprécié vos lectures ! Et je sais que vous partagerez ma reconnaissance envers l’écrivain Franck Soleillant, africain de racines, européen d’expérience, camerounais de cœur.

Mon vœu le plus profond pour que Soleillant continue d’éclairer la tragédie camerounaise, serait de voir cet écrivain cosmopolite s’intéresser à l’histoire culturelle longue du continent noir. On aura d’autres grands crus romanesques dans cette veine, si Soleillant parvenait à dépasser sa compréhension ponctuelle de l’animisme comme sorcellerie et à découvrir, au cœur de l’Afrique initiatique, le berceau tant ignoré des grandes civilisations humaines actuelles. Car on sent, avec le personnage de Thomas le Bassa-Pygmée, qu’il a frappé à la porte de nos maîtres de tradition, mais que celle-ci, en Afrique, ne lui est pas encore ouverte. La voie des œuvres de Cheik Anta Diop, Théophile Obenga, Nioussère Kalala Omotunde, Eboussi Boulaga, Engelbert Mveng, Meinrad Hebga, Mbog Bassong ou Amadou Hampâté Ba, ne lui serait pas, en ce sens, d’un moindre secours.


[1] Franklin Nyamsi, Critique de la Tragédie Kamerunaise, Paris, L’Harmattan, 2014

[2] Franck Soleillant, Opulor, Paris L’Harmattan, 2022, p.35

[3] Idem, op.cit., p.

Publié par Institut de l'Afrique des Libertés, Dr Nyamsi Wa Kamerun Wa Afrika

Docteur en philosophie, je suis auteur de nombreux ouvrages littéraires, politiques et philosophiques. Citoyen du monde engagé pour l'Etat de droit et la démocratie en Afrique comme ailleurs, je crois que la réussite consiste à toujours bien entreprendre.

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